Après deux Synodes sur la famille – en octobre 2014 et 2015 – nourris de contributions venues des fidèles du monde entier, des rencontres avec des familles et des catéchèses sur ce sujet aussi universel qu’intime, il revenait au pape la lourde tâche de rassembler ce matériel épars en un texte structuré. Avec Amoris laetitia (La joie de l’amour), rendu public vendredi 8 avril à Rome, le pape François pose un regard à la fois plein de réalisme et de tendresse sur la famille dans toutes ses composantes.
Une famille qui, sans jamais être idéalisée ou modélisée, est considérée comme le cadre irremplaçable d’apprentissage de la fraternité et de l’accueil de la différence, une « école de la société » et son lien d’intégration. Avant tout, un lieu d’amour dans lequel l’Église reconnaît celui de Dieu et où, selon elle, se joue l’avenir de l’humanité. D’où le besoin de prodiguer à la cellule familiale, et à son noyau qu’est le couple, tous les soins utiles et les conseils avisés pour rester une référence solide dans un monde devenu liquide.
> À voir : VIDEO Exhortation apostolique, la conférence de presse
C’est ce à quoi s’emploie le pape sur pas moins de 260 pages. Une longueur inhabituelle pour une exhortation, non en raison de rappels doctrinaux mais par la volonté d’embrasser le sujet dans toute sa complexité. Sans renoncer à un style toujours abordable, Jorge Bergoglio saisit avec pédagogie cette complexité actuelle de la famille, sachant que rien n’y est « blanc ou noir ». Les « imperfections » existent partout. « Il arrive parfois que certaines familles chrétiennes, par leur langage, par leur manière de dire les choses, par leur attitude, par la répétition constante de deux ou trois thèmes, soient vues comme lointaines, comme séparées de la société », note-t-il ainsi.
Un premier pas vers les personnes divorcées remariées
Le pape invite donc son Église à partir de « l’immense diversité des situations concrètes ». En particulier à l’égard de celles dites « irrégulières », comme le sont, au regard de l’enseignement de l’Église, les personnes divorcées remariées civilement. Dans le chapitre intitulé « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité », qui devrait être le plus lu à la loupe, le pape François ouvre avec précaution la porte à leur « participation plus entière à la vie de l’Église », sans exclure mais sans pour autant mentionner explicitement leur accès aux sacrements. Respectueux des travaux des pères synodaux, il trace un « itinéraire d’accompagnement et de discernement » : Un « colloque interne avec le prêtre, dans le for interne, (qui) concourt à la formation d’un jugement correct » pour cette intégration.
À ceux qui auraient préféré une position plus tranchée, le pape jésuite prévient qu’en raison précisément de la singularité de chaque situation, « on ne devait pas attendre du Synode ou de cette exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas ». Et à ceux qui redouteraient que le cas par cas conduise à une « double morale » dans l’Église, il rassure : « Ce qui fait partie d’un discernement pratique face à une situation particulière ne peut être élevé à la catégorie d’une norme. »
Des rappels nuancés
Le propos du pape tout au long de ce texte n’est d’ailleurs pas normatif, moins encore sentencieux. Quand il réaffirme des positions connues de l’Église, il prend soin d’en présenter l’exigeant équilibre. Le refus du mariage homosexuel n’exclut pas d’accueillir les personnes avec cette orientation sexuelle. L’encouragement des méthodes naturelles de contraception ne se fait pas sans formation de la conscience des époux. Le pape rappelle que « le divorce est un mal », en reconnaissant des situations extrêmes où la séparation est inévitable.
> À lire aussi : Homosexualité : l’exhortation rappelle la doctrine
Pour prévenir ces difficultés, il s’attarde surtout sur les champs pastoraux à investir davantage, comme la préparation au mariage, le suivi postnuptial – sans en faire une « usine de cours » –, l’accompagnement des unions de fait comme des couples en rupture. En somme, de toutes les situations conjugales où l’Église peut se déployer comme « hôpital de campagne ». Sans craindre de s’entourer d’autres expertises comme la psychologie, les sciences de l’éducation ou la sexologie.
La demande ne vise pas que les évêques, prêtres, diacres et agents pastoraux. Le pape François s’adresse d’abord aux couples et parents, qu’il responsabilise directement. À partir du fameux hymne à la charité de saint Paul, il décrit avec finesse des attitudes pour un amour épanoui, sans éluder des thèmes comme la sexualité et l’érotisme. Reprenant ses récentes catéchèses, il dépeint également les rôles du père et de la mère, avec un féminisme bien compris. L’ancien enseignant donne aussi, sans ton prescripteur, des clés pour éduquer les enfants, y compris l’usage stimulant de la correction. Fratrie, belle-famille, personnes âgées, voisinage, école,… aucun aspect de ce qui nourrit « l’amour dans la famille » n’est négligé.
Apprendre à ré-apprivoiser le temps
Avec partout une douce invitation à ré-apprivoiser le temps pour en savourer la portée. Temps de la grossesse, de l’enfance, temps des fiançailles, de la maturité affective ou du célibat, temps du discernement, du veuvage.. Temps aussi à maîtriser pour ne pas reporter indéfiniment son mariage, pour ne pas le rompre trop vite, pour savoir aussi arrêter un deuil ou simplement éteindre un écran.
Éloge de la patience, Amoris laetitia formule la joie du temps retrouvé, comme celui passé à jouer avec ses enfants. En disciple de saint Ignace de Loyola qui « voit Dieu en toutes choses », Jorge Bergoglio décèle ainsi, avec émerveillement, la richesse insoupçonnée de situations de famille au quotidien, qui peuvent être habitées par la foi. Jusque dans le soin mis à se dire merci, pardon et s’il te plaît : « La spiritualité de l’amour familial est faite de milliers de gestes réels et concrets. »
Jean-Paul II très cité
À 79 ans, Jorge Bergoglio, qui fut lui-même l’aîné de cinq enfants, puise dans sa longue expérience pastorale et personnelle, avec le souci de ne jamais verser dans l’abstraction. Son texte recèle de multiples exemples vivants, des dialogues imagés et des suggestions plus pratiques qu’audacieuses, comme des mariages plus sobres, un secrétariat paroissial plus accueillant, des horaires mieux adaptés aux ménages ou une Saint-Valentin pas seulement commerciale.
S’appuyant sur les recommandations des synodes mais aussi de diverses conférences épiscopales, le pape articule ses principes généraux à partir de références aussi indiscutables dans l’Église que saint Jean-Paul II, cité ici abondamment, ou saint Thomas d’Aquin, sans s’interdire non plus des auteurs moins attendus. La Bible et l’exemple de Jésus demeurent toutefois la référence première d’un texte destiné à devenir un ouvrage à consulter, au gré de ses neuf chapitres et 322 paragraphes, en paroisse et en famille. Un outil de réflexion qui veut offrir « à la fois encouragement, stimulation et aide aux familles dans leur engagement ainsi que dans leurs difficultés ». Et par lequel le pape François opère avec doigté, à la suite des synodes, une évolution du regard de l’Église sur ces difficultés réelles, en particulier à la faveur du Jubilé de la miséricorde.
> À lire aussi : Exhortation sur la famille, le texte intégral